165.
Elle regarde la télévision tout en tricotant un chandail de laine rose.
Oscillant mollement sur son rocking-chair, elle s’est à moitié assoupie.
Comme elle tourne le dos à la porte, elle ne voit pas la silhouette qui vient de pénétrer dans la pièce.
Elle tricote de plus en plus lentement.
L’intrus s’avance pour se placer face à elle.
C’est le clown triste.
Il a un gros nez rouge et une bouche en parenthèses, plus un dessin de larme sur la joue gauche.
— Voilà ce que vous avez toujours voulu savoir, profère-t-il, et avec ses gants blancs il tend la boîte marquée « BQT » et « Surtout ne lisez pas ».
Le rocking-chair cesse son mouvement de va-et-vient. Les mains abandonnent les aiguilles, posent le chandail rose. Elles frottent les yeux, prennent le coffre, le posent sur les genoux.
Puis les mains partent à la recherche de lunettes dans le panier à tricot, et en ramènent… un gros revolver.
— Haut les mains !
Le regard du clown triste laisse passer un éclair de surprise, mais déjà son pied glisse sous la bascule et la soulève. Le rocking-chair part en arrière avec son occupante.
Sous le choc la perruque blanche de Lucrèce Nemrod est éjectée et révèle son visage grimé à la Anna Magdalena Wozniak, la mère de Darius.
La jeune journaliste un peu sonnée cherche son arme à tâtons, mais le clown triste a déguerpi avec le précieux coffret.
— Isidore ! Bloquez-le ! crie Lucrèce en relevant la longue robe qui la ralentit.
Le grand et large journaliste apparaît alors face au clown triste et lui barre la route de toute sa masse.
Le fuyard comprend qu’il ne peut passer, pourtant il tente une manœuvre étrange, il continue sa course vers Isidore puis, arrivé à son niveau, il se laisse attraper.
Isidore referme les bras et le plaque contre lui. Mais le clown triste a gardé les mains libres. Il appuie des deux doigts sur les côtes d’Isidore, ce qui provoque une chatouille fulgurante et le geste réflexe d’ouverture des bras.
Tandis qu’Isidore récupère son souffle, le clown appuie sur une petite poire et la marguerite qu’il a au col envoie une giclée d’eau citronnée qui l’aveugle. Isidore en jurant porte ses mains à ses yeux. Du coup la voie est libre et le clown triste déguerpit hors de la demeure, saute au volant d’une petite Smart et s’enfuit.
Les deux journalistes ont grimpé sur leur side-car. Lucrèce met les gaz et l’engin s’élance dans le sillage de la voiture.
Tout en roulant, Lucrèce fulmine contre son partenaire d’enquête :
— Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté, Isidore ! Vous le teniez !
— Il m’a fait des chatouilles. Je suis très chatouilleux. Je perds très vite tout contrôle.
— J’avais mis exprès une arme dans votre poche. Vous auriez pu au moins lui tirer dans les jambes pour le ralentir le temps que j’arrive.
— Contre une marguerite pulvérisant de l’eau citronnée, un revolver à plombs me semble disproportionné.
La Smart grille un feu rouge et disparaît à l’horizon. Les voitures surgissent de droite et de gauche. Lucrèce n’a que le temps de freiner.
— Bravo, Isidore, à cause de vous on l’a perdu. Votre « piège à clown triste » n’aura servi à rien.
— Tsss… comme vous êtes rapide à vous désespérer.
— Mais on l’a perdu ! On le tenait enfin. Maintenant c’est fichu. Fichu. Fichu !
Isidore ne se donne pas la peine de répondre. Il se contente de hausser les épaules, avec un air d’enfant grondé à tort.
Bon, j’ai été un peu dure. Je reconnais qu’on l’a retrouvé grâce à lui. Il a repéré sur la tombe de Darius l’emplacement du nom de Maria Magdalena, dernier nom laissé en suspens sur le caveau de la famille Wozniak, et il en a déduit qu’elle serait la prochaine victime. Et il ne s’est pas trompé. Mais bon sang, pourquoi fait-il les choses à moitié ?
— Alors puisque vous êtes si malin on fait quoi maintenant ?
— On va retrouver le clown triste pour une grande et franche explication finale. C’est toujours comme ça dans les romans.
Lucrèce Nemrod est abasourdie par son flegme.
— Et bien sûr vous savez qui il est et où il a filé ?
— En effet.
— Alors on fonce !
Il la retient.
— Tsss… ne confondons pas vitesse et précipitation. Quelle heure est-il ? Minuit ? C’est l’heure où pour ma part j’aime aller pratiquer une activité complètement folle.
— Laquelle ?
— Dormir. Et demain matin, après une bonne douche et un bon petit déjeuner, on ira le chercher. Mais pour satisfaire votre curiosité d’ici là j’ai une petite information qui pourrait vous intéresser sur l’identité de ce personnage.
— Arrêtez de me faire languir.
— Eh bien ce n’est pas un clown triste mais « une clownesse triste ». Quand je l’ai serrée, j’ai senti ses seins, petits mais fermes sous son déguisement. Et quand vous verrez qui c’est, vous comprendrez tout.